Depuis 2022, l’équipe d’Anis Gras – le lieu de l’Autre travaille à réactualiser et à approfondir les connaissances historiques sur les bâtiments qu’elle occupe. Elle fait de cette enquête, qui mobilise des historien·nes, archivistes et différents autres corps de métier, matière à rencontres et à création. Et l’enquête ne fait que commencer ! Si vous avez des pistes, n’hésitez pas à nous contacter.

La figure tutélaire du lieu : François-Vincent Raspail

Le site sur lequel se trouve Anis Gras – le lieu de l’Autre, à Arcueil, est lié à la figure de François-Vincent Raspail, fervent républicain et libre-penseur. Né en 1794 à Carpentras, au sein d’une famille catholique ruinée, il est éduqué par un prêtre qui a accepté, au moment de la Révolution, de reconnaître la constitution civile du clergé et qui permet aux enfants de son école d’accéder à des savoirs larges. François-Vincent se révèle très doué, prend des distances avec la religion et devient rapidement enseignant. Inscrit sur une liste de proscrits lors de la « Terreur Blanche » (un épisode de forte crispation royaliste), du fait de ses idées, il fuit le Vaucluse pour Paris à l’âge de 22 ans. Là, il approfondit très librement ses connaissances en droits, en sciences et en médecine sans chercher à obtenir de diplôme. Il affûte ses idées politiques radicalement sociales et républicaines et son esprit subversif en adhérant à différentes sociétés secrètes. Ses engagements lui vaudront des séjours en prison et l’exil, mais aussi des responsabilités politiques : il prend part à la Révolution de juillet 1830, qui renverse le monarque Charles X ; il proclame la Seconde République en 1848, mais perd les élections présidentielles la même année ; sous la troisième République, il devient député dans le département du Rhône. Extrêmement populaire de son vivant, auteur de nombreux écrits, on lui doit notamment les premières théories microbiennes, mais aussi la fameuse « méthode Raspail » pour se soigner soi-même, à partir de produits camphrés. Il est reconnu comme « médecin des pauvres », exerçant gratuitement pour celles et ceux qui ne pouvaient se payer consultations et médicaments. En 1846, Il est poursuivi pour exercice illégal de la médecine par les autorités qui savent combien toutes les prises de position et activités de François-Vincent Raspail, qu’elles soient politiques ou scientifiques, visent à ébranler le pouvoir en place.

L'usine : construction et premières années

En 1857, Émile et Camille Raspail, deux des fils de François-Vincent Raspail, respectivement ingénieur et médecin, fondent la Pharmacie complémentaire de la méthode Raspail. Située rue du Temple à Paris, elle sera elle-même poursuivie pour exercice illégal de la pharmacie et sera re-qualifiée en droguerie. Ils créent la « Maison Raspail » et déposent la marque FVR. Une fois ses déboires juridiques et financiers surmontés, Émile Raspail cherche un terrain à l’extérieur de Paris 38 Mais on est où là ? (h/H)istoire·s du lieu ~ pour pouvoir développer ses activités. Il est sans doute attiré à Arcueil-Cachan par son frère Benjamin qui y est déjà installé depuis plusieurs années. C’est ainsi que naissent, avenue Laplace, l’Hôtel particulier et l’usine Raspail, sans doute aux alentours de 1869. C’est précisément cette manufacture, dotée d’une distillerie, que nous occupons aujourd’hui en partie. On y fabrique alors tous les produits camphrés préconisés par François-Vincent Raspail : eau sédative, cigarettes, poudre à priser, pommades, liqueurs, dont l’élixir Raspail aux vertus digestives… Émile Raspail devient maire d’Arcueil-Cachan en 1878, année au cours de laquelle son père meurt. Il entend poursuivre son œuvre en matière de justice sociale : il est réélu à deux reprises en 1881, puis 1884 ; il dote la ville de sa première crèche qu’il nomme « asile laïque du premier âge » pour éviter toute connotation religieuse ; il crée de nouvelles écoles et fait agrandir celles existantes ; il imagine un Muséum scolaire dédié à l’éducation des enfants. On lui doit également des travaux d’assainissement et la dénonciation des pollutions industrielles, ainsi que la « nouvelle » mairie d’Arcueil (devenue depuis un espace dédié aux associations). Il meurt à l’âge de 57 ans. L’un de ses deux fils, Julien Raspail, reprend l’affaire mais en est écarté dès 1907 par le conseil d’administration. Au fil des ans, il semblerait que l’usine ait recentré son activité sur la seule distillerie, abandonnant au passage la dimension curative de l’élixir Raspail pour se concentrer sur ses qualités gustatives.

Les repreneurs : l’empire Bols, les frères Gras et la mairie d’Arcueil !

En 1950 les Établissements Raspail, qui ont perduré sous ce nom malgré la fin de leur caractère familial, cèdent la place à l’entreprise Bols. Société hollandaise, réputée pour être la plus ancienne fabricante d’alcool, elle ne cesse d’ajouter des recettes étrangères à son catalogue. L’élixir Raspail lui paraît sans doute digne d’intérêt au regard de la renommée qui fut la sienne. Mais dès 1963, l’usine passe aux mains de nouveaux propriétaires : les frères Gras, qui viennent y distiller de l’anisette, alcool très apprécié de celles et ceux qu’on appelle les Français·es d’Algérie. C’est en 1872, à Alger, que Pascal et Léandre Gras décident de commercialiser une recette d’anisette élaborée dans leur famille depuis des générations. Originaires d’Espagne où leurs parents commercialisaient les épices, les frères Gras élaborent cet apéritif à partir d’essence de badiane. Très vite, cette boisson, nommée l’Anis Gras, rencontre un grand succès dans les cafés d’Alger, d’Oran et bientôt des deux côtés de la Méditerranée. Elle gagne de nombreuses médailles d’or, encore présentes sur l’étiquette blanche et bleue turquoise. Après l’indépendance de l’Algérie, la famille Gras s’installe en France et achète l’usine Raspail pour continuer à distiller l’Anis Gras : ce nom, encore visible aujourd’hui, peint en lettres blanche sur la façade, donne une forte identité au lieu, tant et si bien qu’elle a tendance à effacer, dans les imaginaires, l’histoire longue qui la précède. Les frères Gras occupent le bâtiment jusqu’aux années 1980. L’anisette (commercialisée désormais par La Martiniquaise) continue tout de même d’habiter un peu Arcueil : on la retrouve au comptoir de son ancien chez-elle les soirs de spectacle… La distillerie des Gras est ensuite rachetée par la mairie d’Arcueil rachète la distillerie des Gras, qui la loue à l’entreprise de brochures industrielles SERPATEC. Jusqu’à cinquante-cinq employé·es s’activent alors autour de machines de plusieurs dizaines de mètres de long : assembleuses, massicots, colleuses… Le sous-sol sert de débarras pour le surplus de papier : des dizaines de tonnes s’y entassent. À cette époque, on ne parle pas encore beaucoup de la préservation du patrimoine industriel : on imagine que c’est à ce moment qu’ont disparu les cuves, les alambics et autres outils nécessaires au bon fonctionnement d’une distillerie, ainsi que certains documents administratifs qui auraient pu nous en dire long sur l’histoire du site…

Retraite industrielle, nouvelle jeunesse culturelle

Au départ de SERPATEC, la mairie d’Arcueil décide de faire du lieu un espace culturel. Il accueille différents projets pour des ouvertures publiques ponctuelles et cherche son identité. En 2000, le bâtiment est inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques pour sa valeur de patrimoine industriel. En 2005, la Ville lance un appel à projet, remporté par l’association Écarts dont l’intention est de faire d’Anis Gras le lieu de l’Autre : un espace foisonnant dédié à la création artistique et à son partage tous azimuts ; un espace mu par un désir d’hospitalité en direction des artistes et des publics, sans logique sélective. Les travaux de réhabilitation du site, menés par tranches, se poursuivront lors du démarrage de l’activité d’Écarts et prendront fin en 2010. Ils sont restés cependant inachevés : la cour fera prochainement l’objet d’une restauration. À l’occasion de cette nouvelle phase de travaux, le site révèlera peut-être un peu plus de son passé.